jeudi 24 décembre 2009

Docteur Muller, une anecdote élégante, par Alain Weill

L’énuclée






Préparez dans le verre conique idoine un dry-martini.

Je ne m’étendrai pas sur le très controversé sujet de sa formule idéale*. Il s’agit, dans un verre à mélange, rempli de glace sèche, de faire tomber beaucoup de gin et très peu de vermouth blanc. Le Noilly-Pratt est vivement recommandé. En imbibé juste les glaçons suffit.

Vous aurez préalablement été chez votre poissonnier pour lui acheter des huîtres (plutôt grasses) et des yeux de poissons –autant que de cocktails à préparer.

J’ai bien écrit des yeux, pas des œufs. Si vous êtes d’un naturel timide, ou que vous redouter de passer auprès des commerçants de votre quartier pour un dangereux maniaque, demandez des têtes de gros poissons genre merlu. On en trouve facilement et pas seulement dans les quartiers populaires : certains riches sont avares !

Le dry versé dans le verre, enfilez délicatement un œil sur une petite pique (exactement comme une olive) et déposé-le sur l’huitre que vous aurez préalablement immergée.



C’est du meilleur effet.

















• Lire pour cela Les Cocktails, Hervé Chayette & Alain Weill, ed. Nathan, 1988, p. 57 à 59





Le Vrai bloody-mary











L’histoire nous apprend que le Bloody-Mary fut inventé par Pete Petiot, en 1921 au Harry-s Bar, rue Daunou. Un temple de la création où le patron, Harry Mc Elhone imagina lui-même le White-Lady, et le Side-Car. Le jeune Pierre, qui avait anglicisé son nom comme c’était l’usage voyait souvent son cousin Marcel qui était monté à Paris finir ses études de médecine.

‘était déjà u maniaque morbide et inquiétant. Pete ne pouvait échapper à son emprise. L’une de ses passions étaient, en prenant souvent de gros risques, de voler à l’hôpital le sang menstruelle des patientes, pour le boire.

Les pertes d’une certaine Mary avaient sa préférence. En ayant ramené chez lui, il ordonna à Pete de lui prouver son talent en s’en servant pour inventer un cocktail. Terrifié, prêt à vomir, il prit ce qu’il avait sous la main et rajouta de la vodka et de la sauce anglaise. Marcel s’en délecta.

C’est avec soulagement que Pete vit partir son cousin, doctorat en poche, soutenu le 15 décembre. Ce terrible mélange continuait néanmoins à le hanter. Il lui fallait exorciser ce souvenir démoniaque. Un jour qu’il préparait son service, un éclair lui vint : Remplacer le sang par du jus de tomate. Harry fut enthousiaste. C’est ainsi que naquit la version civilisée du Bloody-Mary, qui a fait depuis le tour du monde. Quant au docteur, il fut, comme chacun sait, guillotiné en 1946.

Pour reconstituer la recette originale, essayez de convaincre votre femme (ou compagne)... Si elle est ménopausée, faites preuve d’autorité auprès de vos filles. Si vous n’en avez pas, prenez des risques, faites preuve d’imagination –certains vont jusqu’à rôder dans les toilettes pour femmes.

C’est un cocktail original, qui se boit surtout entre hommes. Vous pouvez le personnaliser en changeant le prénom.












Mon tailleur m’avait appelé pour me prévenir qu’il avait enfin trouvé le coupon de drap couleur « yachtman blue » que je lui réclamais depuis des mois pour confectionner un vrai blazer. J’avais fini par ne plus y croire. Dès le lendemain, je sautai dans un avion (l’Eurostar n’était, à l’époque, même pas un projet !) et, complètement surexcité ; fonçai en taxi jusqu’à Jermyn Street, la rue des tailleurs chics, où ils sont à touche-touche. Il s’arrêta devant la vitrine désuète et assez sinistre de Henry Poole & company, située, comme c’est parfois le cas à Londres, en rez-de-chaussée surélevé. Cette vénérable maison ne se prétend pas pour rien « civil and court tailor ». À l’entrée, les armoiries de plusieurs maisons royales et princières trônent, bien en évidence. Pour ma part, j’étais simplement « civil » et même un peu tricard car deux de mes amis – messieurs Labalette et Bostel – leur avaient planté un gigantesque drapeau tricolore. En m’accueillant, le directeur ne manqua d’ailleurs pas de me demander si j’avais de leurs nouvelles. Oh ! non, répondis-je, comme d’habitude… Après cette première passe d’armes, il me pria de l’excuser car il devait en finir avec un autre client – le seul d’ailleurs qui feuilletait nerveusement des liasses d’échantillons. Un drôle de type, totalement chauve, un visage carré avec un nez cassé et une barbe noire très drue. Il était en tenue cavalière, certainement signée Poole : très beau jodhpur en whipcord beige clair, veste marron avec martingale dans le dos en cheviotte, magnifiques bottes brillant de mille éclats – certainement un travail de bottier. Il se commandait une demi douzaine de costumes pour pays chaud en shantung comme on n’en trouve plus aujourd’hui, cotons aériens dont le souvenir m’arrache encore des larmes ; des couleurs pastels, genre papier buvard, dont leurs fournisseurs avaient le secret. Il parlait d’une voix bizarre, une sorte de chuchotement métallique – en tous cas, il savait ce qu’il voulait. Cela ne dura pas très longtemps – ce qui, quand on est chez un tailleur, veut pas plus d’une demi heure. Pour tuer le temps, je feuilletai moi aussi des liasses et surtout inspectai les boutons dorés que je devais choisir pour le fameux blazer. Je tombai par hasard sur sa fiche client : elle était au nom de Müller. Après m’être battu avec M. Cunday – un de ses Anglais qui ont exactement la tête de croquignole – j’obtins qu’on me mette des boutons ornés d’un palmier, chose qui l’horrifia, pris rendez-vous pour le premier essayage, versai quelques grosses coupures de sterlings en acompte pour le rassurer et filai vers mon hôtel. Dans le basement de la maison voisine, j’aperçus Müller chez Cleverley, le bottier des vrais amateurs…
Un an après, c’était en juin, je visitais un de mes amis commissaire-priseur qui exposait à l’Hôtel Drouot une vente d’horlogerie ancienne. Au même moment, Müller sortait de la salle, à grands pas, visiblement de mauvais poil – je le reconnus instantanément. Il devait porter un des costumes d’Henry Poole, couleur tabac. Ils sont aisément reconnaissables à leur coupe virile et un peu austère – le contraire du style trop souple qu’affectionne les Italiens. Mon ami non plus n’était pas de bonne humeur.
—Je viens de m’engueuler avec cet Allemand qui s’habille à Londres et imagine se faire passer pour un Anglais.
—Müller ?
—Oui, le docteur Müller. Tu le connais ?
—Non.
Et je lui racontais l’anecdote londonienne.
—Imagine-toi qu’il m’a acheté deux montres, des oignons Louis XIV, il y a six mois, qu’il n’a toujours pas payés ! Et il a le culot de vouloir laisser des ordres d’achat dans la vente de demain. Il aurait soi-disant fait un virement bancaire de je ne sais où dans les Émirats.
Ah bon, que je dis et on s’est mis en route pour écluser quelques verres de blanc à la cave Drouot afin d’oublier tous les Müller de la terre, qui n’auront décidément jamais l’air de citoyens de Sa Gracieuse Majesté, même s’ils s’habillent à Londres.

Alain Weill