jeudi 13 septembre 2012

La Petite Ecuyère a cafté - 2 premiers chapitres

Le Poulpe - La Petite écuyère a cafté
le début



« Le Poulpe, ça ne s'attendrit pas.
Faut taper dessus à coups de marteau… »
Gérard

1

Faire gaffe. La nuit, les rails se rejoignent. On dit qu'ils sont parallèles, un mythe, un vrai, il y a des moments où, la fatigue aidant, on a vraiment l'impression qu'au bout du faisceau des deux phares de l'autorail, ils se touchent et qu'en dessous, les roues vont riper, se chevaucher et que ça va être une vraie catastrophe.
Chaque fois qu'il conduisait le 89931, Charles Dutoît pensait toujours la même chose, avait toujours les mêmes impressions. La nuit, tout est possible. Il tenait ça de tous ces livres de terreur qu'il avait dévorés pendant sa jeunesse. La nuit, les maisons bougent, les yeux deviennent rouges, les gens hurlent en crachant des fleuves de sang, le diable en sabots rôde le long des falaises, quand ce n'est pas la mort avec sa faux brillante de sang caillé. La nuit, les vaches dansent la carmagnole, les rails des trains se tordent et font des nœuds en grinçant.
Cette vacherie d'automoteur 89931. Départ Rouen 22 h 4, arrivée à Dieppe à 22 h 43. Le dernier. Si on le loupe, faut dormir à Rouen, tenter de ne pas rêver à Jeanne d'Arc, qui crame en geignant, avec Gilles de Rais pleurant comme un veau au pied du bûcher et se consumant pour elle.
Le train venait juste de dépasser la gare d'Auffay. Charles vérifia le compteur. 90, c'était bon. Limite. Au-dessus, derrière, ça secoue. Il n'avait pas l'impression de conduire un troupeau à roulettes comme pour le 87083, qui est invariablement toujours plein, tous ceux qui bossent à Rouen et qui regagnent leurs cagnas du côté de Clères. Non, le samedi soir, c'est direct Dieppe, peu de pékins se prélassent derrière lui, tentent de repérer quelques lumières filantes au-dehors, relisent le journal du matin, terminent les mots croisés. Il doit y en avoir un ou deux qui roupillent à mort. Qui finissent bravement un samedi de bibine et qui vont le dimanche à Dieppe pour terminer magnifiquement le ouiquende en se saoulant la gueule dans les rades du port. Comme dans la chanson de Brel. Amsterdam, avec le marin qui pisse sur les étoiles.
Charles Dutoît pensa que c'était le premier samedi du mois et que, vers minuit, sur Canal Plus, il y aurait le porno mensuel, qu'il regarderait une fois de plus si jamais Françoise acceptait d'aller se coucher, en lui disant comme à chaque fois qu'il ne peut pas dormir et qu'il va regarder la télé pour s'abrutir. Et, alors, comme d'habitude, il serait vite saoulé par toutes ces gymnastiques et éteindrait le poste en pensant que c'est pas croyable que des gens puissent faire ça devant des autres avec autant de naturel.
La voie tournait beaucoup dans la vallée juste avant Offran-Ville. Il essaya d'imaginer les vaches couchées dans les prés et qui entendaient le train sans le voir, un grondement dans la nuit. Est-ce que les vaches pensaient à l'enfer, elles aussi ? Et c'était quoi l'enfer pour une vache ? Travailler à Hippopotamus ?
Un coup de sirène. Un passage non protégé. Tant pis pour ceux qui dormaient déjà. La grande courbe de droite. De jour, on voyait, derrière la haie de saules, la jolie ferme à colombages des Marineux. Charles avait été à l'école avec le Pierre qui déclarait que jamais il ne serait paysan, plutôt crever, toute une vie dans la bouse c'est pas humain, et lui, il disait en écho qu'il ne resterait jamais dans ce coin pourri où il pleut tout le temps, où les champignons poussent jusque dans les godasses, où les grosses limaces orange servent de paillasson. Résultat des courses, trente ans après, le Dutoît conduit le dur sur la ligne qui passe tout près de la ferme du Marineux qui a trente-cinq vaches.
Charles eut un haut-le-cœur. Le sang, en une demi-seconde, quitta entièrement sa tête, sa poitrine et ses bras. Sa main se mit à trembler, loupant les manettes de frein. Les chiens de l'enfer. Il venait de voir, d'entrevoir, un éclair, dans le blanc cru des phares, juste après une courbe à droite un peu serrée, deux personnes sur la voie qui le regardaient les yeux grands ouverts en hurlant et puis il les a senties disparaître sous lui comme s'il les avalait lui-même. Et puis le choc. Mou. Charles freina d'urgence, bloquant les tampons. Tant pis pour ceux qui roupillaient derrière, ils allaient changer de place en deux secondes, tant pis pour les valoches qui devaient valser. Merde, merde, merde, c'est pas vrai, hurla Charles, dont les bras se mirent à trembler convulsivement.
Les deux wagons de l'autorail mirent cent mètres et dix secondes pour s'arrêter. Sans respirer, tout était bloqué en lui, c'était comme s'il avait en même temps actionné aussi un frein puissant à l'intérieur de lui-même, Charles avait baissé la vitre de la portière gauche et avait regardé, pendant cet interminable infini de temps, les étincelles, à chaque boggie, éclairer le ballast.
La rame s'arrêta enfin. Charles sauta sur la voie, une lampe torche à la main, tout était très sombre, les lumières des deux wagons jetaient un peu de jaune sur les bords des voies, il eut le temps de se dire que la nuit normande lui avait joué un tour de plus, un truc de sorcière. Il passa devant la motrice et aperçut, un peu en dessous, les traces brillantes de deux traînées de sang.
Il eut soudain très chaud à la tête, comme une fièvre, se dit merde et remerde et putain de merde comme si c'était une prière au diable, et longea sans respirer, en boitillant, les wagons où les gens semblaient tous se relever d'une chute, d'une pagaille. Ça gueulait, ça regardait aux fenêtres, un enfant hurlait. Bordel, c'est sur moi que ça tombe, il eut encore le temps de se dire, vite il faut faire quelque chose, prévenir les pompiers et la gare de Dieppe. Charles entendit derrière lui le chef de train qui l'appelait mais il ne pouvait pas s'arrêter, il marchait dans la nuit comme un automate.
Il trouva vite les deux corps écharpés, en bouillie, en morceaux, il ne compta pas, il éclata en sanglots.
Et puis, s'avançant un peu plus loin entre les rails, restant sourd aux appels derrière lui, comme s'il avait une fanfare désaccordée dans la tête, Charles vit alors, dans le faisceau un peu glauque de sa lampe, les deux mains attachées par des menottes au rail. L'une était coupée écrasée net et l'autre avait un avant-bras. Avant de s'évanouir, Charles eut le temps de se redire une fois de plus qu'il fallait que ça tombe sur lui, merde.






2

— Je parie qu'il est en train de lire le truc sur le suicide sous le train ! beugla Gérard en s'essuyant les mains au torchon. Je parie vingt balles.
— Tenu ! répliqua un petit gros en costard qui s'arracha du zinc et s'avança vers la table.
Prudemment, il se glissa derrière Gabriel et lut, par-dessus son épaule, l'article du Parisien étalé sur la table et coincé, en haut à droite par une tasse à café et à gauche par une soucoupe constellée de miettes de croissants.
— Menottés aux rails ! il cria en lisant le gros titre, d'assez loin.
— Fous-moi la paix… marmonna Gabriel en s'agitant sur sa chaise.
Le petit gros venait de perdre vingt francs. Sans rechigner, il revint au bar, claqua deux pièces de dix sur le zinc et finit son pastis. Gérard, l'air triomphant, prit les jaunets et les jeta dans la boîte à pourboires, avec la maestria d'un vrai basketteur de comptoir.
— Pour le personnel !
— Je me suis fait avoir, soupira le petit gros. Mais ça aurait pu être l'article sur la fusillade de Montmagny. Ils ont quand même dessoudé trois types au fusil-mitrailleur. C'est quand même pas tous les jours qu'on voit ça.
— Ouais, mais c'est pas saignant. Gabriel il aime quand y a du raisiné partout. Et là, il est gâté. Sur plus de cent mètres, ils ont repeint la voie, les deux petits jeunes… Et ils risquaient pas de se sauver ! Ils s'étaient attachés avec des menottes, les menottes attachées à des antivols, les antivols passés autour des rails. Et on a retrouvé, enfin on, les toubibs de l'autopsie, ils ont retrouvé les clefs des cadenas et des menottes dans l'estomac du type et de la fille. Ça, c'est du suicide, c'est pas comme les pilules, où on se flingue en attendant l'ambulance… Quand on veut vraiment se bousiller, on met le paquet, honneur aux braves !
Gérard pérorait, comme à son habitude. Il régnait sur son bar-restaurant comme Théodora sur Byzance. II servait, en salle comme au comptoir, tenait le crachoir et la caisse, veillait sur son petit monde, accueillait les nouveaux, respectait les anciens, et s'occupait de la santé morale et physique des habitués.
Dont Gabriel, qui, chaque matin depuis le début du monde, venait prendre son double express et ses trois tartines à la même table. Aujourd'hui serait un jour spécial, s'était même dit Gérard quand l'autre lui avait demandé des croissants. Et Gabriel passait invariablement trois quarts d'heure à lire le journal et les faits divers. Là-dessus s'enclenchait toujours une âpre discussion sur la portée de ces événements macabres, l'un traitant l'autre d'abruti qui n'y connaissait rien et l'autre assenant à l'un ce qu'il était trop con pour ne pas avoir lu entre les lignes. Pour Gérard, ces tranches de malheur étaient le signe de la connerie des gens, pour Gabriel c'était la preuve que le monde allait très mal. Les clients, habitués ou non, assistant à ces joutes verbales, avaient la délicieuse impression d'être au Palais-Bourbon, un jour de grand débat. Ils comptaient les points et rigolaient souvent, ne prenant jamais partie, car l'un était le patron de leur rade préféré et l'autre un type costaud de presque deux mètres de haut et un rien ombrageux, avec des bras d'une longueur un peu anormale.
— C'est un vrai suicide, ça au moins, continua le patron du bistrot. Ils ont même laissé une lettre. Alors, hein…
— Pourquoi tu t'énerves ? lança Gabriel.
— Parce que je te vois venir, si tu crois que je te vois pas venir avec tes airs par en dessous…
— Mais non, tu vois rien. Tu vois rien comme d'habitude. Et tu vois rien parce qu'il n'y a rien à voir.
Gérard n'était pas du genre à s'en laisser conter. Il savait, comme le militant de base qu'il n'avait pourtant jamais été, changer habilement de sujet pour anesthésier l'adversaire. Et, suprême habileté, en prenant à témoin quelqu'un d'autre. Là, c'est le petit gros en costard qui reçut l'anathème.
— En plus, ce journal, il chie dessus, mais il le dévore tous les matins… Gabriel, c'est un cropophage.
— On dit coprophage, quand on n'est pas un limonadier analphabète, répliqua Gabriel.
Pour couper court et ne pas admettre sa défaite sémantique, Gérard se mit à gueuler comme une vache folle, en direction des cuisines, appelant Vlad pour qu'il aille faire pisser Léon, le clebs local, un de ces bergers allemands de café paranoïaque à force d'être gentil le jour et féroce la nuit, un monstre pelé aux yeux légèrement voilés par l'âge, qui se tenait sur son cul près de la table de Gabriel, espérant le susucre interdit. Gabriel l'aimait quand même un peu, ce clébard, à force de le voir planté comme un sphinx tous les matins, alors qu'il avait une sainte horreur des chiens et des pigeons, les premiers beurrant consciencieusement les trottoirs de son arrondissement et les seconds bouffant les déjections des premiers. Il l'aimait bien, Léon, parce qu'il était comme une potiche intégrée au mobilier de son rade favori, un café qui fonctionnait, dans son appartement personnel, comme le salon ou la bibliothèque. La chambre, c'était toujours celle d'un hôtel, jamais le même, en ce moment, c'était l'hôtel des Taillandiers, dans la rue du même nom. Mais ce café où vociférait Gérard, jamais Gabriel ne l'aurait trahi pour un de ces bars à tapas qui fleurissaient dans les environs, pour une de ces pizzas à la graisse de noix, encore moins pour ces bistrots tapageurs aux appellations plus ou moins nocturnes qui ravageaient les pourtours de la Roquette.
Son bistrot, en plus, avait un nom pas croyable, le blaze impossible pour donner un rendez-vous. « Au Pied de Porc à la Sainte-Scolasse ». Recette célèbre d'une petite ville de l'Orne d'où était, bien entendu, originaire, le patron. Et le Tout-Paris, enfin, celui qui pensait que le pied de cochon valait bien, question nirvana des papilles, la surfaite tête de veau, débarquait dans ce resto qui ne payait pas de mine, pour déguster ce taj mahal en gelée. La recette, dont certains ingrédients étaient tenus secrets par Gérard, était affichée au mur, avec un historique genre Alain Decaux et ravissait les clients dont une bonne moitié la recopiait en espérant faire aussi bien que le maître des lieux. A midi, c'était plus que le coup de feu, ça sentait carrément la cordite, tout le monde était sur le coup, Gérard, Vlad, et Maria, la bourgeoise du patron, car les réticents à la papatte de cochon pouvaient quand même déguster d'autres plats aussi antiques que succulents.
Mais Gérard refusait de servir deux repas par jour en admettant qu'un pied en gelée à la sauce brune (cognac et pruneaux) suffisait à faire travailler le foie pendant vingt-quatre heures. Le matin et le soir, les lieux retournaient à leur fonction première, celle de bistrot, de rade conforme à tous ceux du coin, de Charonne à Ledru-Rollin, avec ses lampes orange, son papier peint marron clair à gros motifs, ses douze kalanchoés sur les tables et une énorme photo murale de la place de la Mairie de Sainte-Scolasse. Alors, fleurissaient, plantés dans la sciure mélangée aux mégots, les habitués.
Et Gabriel, on pouvait le voir là tous les matins, à peu près à la même heure, toujours à la même table, près de la vitrine. Parfois, il disparaissait pendant des jours, quelquefois des semaines, mais on avait des nouvelles, des cartes postales, il voyageait, et n'avouait jamais ce qu'il pouvait bien foutre dans toutes ses pérégrinations. Quand il revenait, les habitués, soulagés, voyaient sa grande carcasse dégingandée traverser l'avenue Ledru-Rollin, avec ses bras trop longs dont il ne savait pas quoi faire, et s'écriaient :
— Tiens ! Revoilà le Poulpe !
— Avec deux bras de plus, rigolait Gérard, content de revoir ce client de plus de vingt ans.
Vlad, grand échalas à la tignasse hirsute, revint fissa de l'extérieur, Léon, vidé, à ses basques. Sans un mot comme d'habitude. Sous le regard compatissant de Gérard qui avait toujours l'impression d'être Clovis regardant passer Attila.
— Ce mec-là, au Moyen Age, ça aurait pu être Dracula, dit le petit gros en costard.
— Dites pas de conneries, en Roumanie, c'était un grand médecin. Et faut être un intellectuel pour apprendre aussi vite à faire le pied de cochon…
— Il était peut-être podologue, ou pédicure, avant…
— Allez, tu paies ton coup et tu me lâches. J'ai pas envie de m'énerver, c'est lundi.
Les habitués rigolèrent, c'était une façon de se mettre dans les bonnes grâces du patron. Et puis se mirent à parler politique.
Gabriel n'écoutait pas. Il lisait toujours le journal. Et revenait sans cesse à cette horrible histoire de suicide. Un frisson parcourait son immense dos quand il se mettait à imaginer la scène, celle où les deux ados s'attachaient aux rails et se forçaient à avaler les clefs d'antivols. Fallait plus que du désespoir pour être organisé pareillement. Fallait être sûr que l'Enfer était déjà sur terre.
Dans l'article, hors le saignant habituel, il n'y avait pas beaucoup de renseignements sur l'origine des gamins. Leur âge seulement, dix-sept et dix-neuf ans. Mais rien sur leur famille, sur leur situation, ce qui faisait dire à Gabriel que ce devait être des gosses normaux, issus de familles normales. Sinon on aurait eu droit au couplet sur la misère, la drogue, le désœuvrement, le squat et tout le bordel. Mais là, rien. Nib. Sinon qu'ils avaient laissé une lettre expliquant leur geste et que ça suffisait pour les gendarmes. Une lettre émouvante, précisait le correspondant.
Gabriel nota son nom, comme ça, une manière de commencer le boulot. Parce qu'il savait que c'était reparti pour un tour. A un rien, une lueur, une intuition, une petite voix venue d'ailleurs, la voix sans doute de l'un des deux gamins éparpillés sur un ballast de Haute-Normandie.
Gérard s'était approché de Gabriel, le torchon à la main, jetant un coup d'œil par-dessus l'épaule de son immense client.
— Faut quand même être tordu du bulbe pour faire ça… Le coup des cadenas…
— Quand on se jette sous un train, on se jette sous un train. Là, je trouve que ça fait un peu western.
— Sauf que Zorro n'est pas arrivé.
— Non, répondit doucement Gabriel. Et même s'il était arrivé, Zorro, il lui aurait fallu un sacré matériel, scies à métaux et pinces coupantes. Ça colle pas, ce truc. Moi, je sens ça bizarre.
— Tu vois le mal partout. T'as du Zola dans la tête. Du gorgonzola, même.
— Parce que, pour toi, se flinguer, c'est normal ?
— On est en république. Chacun fait ce qu'il veut.
— Ouais. Et quand il veut pas, chacun, qu'est-ce qu'on fait ? On l'attache ?
— Ça y est, ça recommence ! beugla Gérard qui se mit à astiquer férocement les tables en formica, s'enfuyant vers les cuisines. On va y avoir droit au couplet !
Maria, sa femme, une Catalane reconvertie par amour dans les abats, déboula dans la salle avec son caddie à trois roues rempli à ras bord.
— J'ai du bar pas cher, elle déclara dans un silence respectueux.
Mais avant de foncer en cuisine, elle fit un slalom entre les tables pour venir embrasser Gabriel sur le front.
— Salut Durutti, lui dit Gabriel sans lever la tête.
— CNT/FAI ! elle cria en fermant le poing.
— CNPF/RATP ! hurla Gérard de la cuisine. Grouille-toi, Maria, on est à la bourre ! J'ai vingt pieds pour midi.
Gabriel s'étira sur sa chaise et regarda les autres clients. Le petit gros en costard finissait son 102 pensivement, une jambe repliée derrière l'autre. C'était le comptable de la boîte de location de matériel et costumes pour le cinéma et la télé de la rue Basfroi. Au fond, assis sur la moleskine glissante, il y avait le « professeur », qui carburait au muscadet et qui terminait depuis quatre ans sa thèse sur un philosophe français, Malebranche. Avec un nom pareil, vous allez scier votre carrière, avait finement émis Gérard. Il y avait les deux types de la société d'informatique, juste à côté, qui venaient se mac-intoxiquer au Martini, le marchand de bois au détail qui fonctionnait au double express et les vendeurs de moquette en gros du carrefour Charonne qui venaient souvent discuter bière avec Gabriel et qui le considéraient comme un dieu tutélaire depuis qu'il leur avait dit que, lui, avait bu, en Suisse, de la Schmillhaus, la bière la plus forte du monde. Ils étaient à peu près tous là, plus un ou deux clients de passage, et Gabriel les observait. Mais son regard les transperçait, car ses pensées étaient nonchalantes, nerveuses et émues à la fois. Comme un léger manque. Comme à chaque fois qu'il allait repartir. C'était une sensation qui lui procurait un certain plaisir, il allait bouger, il allait exercer sa part sociale, et aussi une peur diffuse car il allait affronter la brutalité générale du monde.
Il se leva, paya son café et ses trois tartines. Gérard le regardait en coin. Il avait compris. Et ne poserait pas de questions.
— A bientôt, le Poulpe… Que saint Jambon te protège…
Gabriel lui sourit plutôt comme une murène et sortit dans l'avenue Ledru-Rollin.
De l'autre côté de la rue, une contractuelle mettait des prunes sur les pare-brise. Gabriel, nonchalant, s'approcha d'elle, traversant l'avenue.
La femme l'aperçut, blanchit, déchira la contravention et partit direct vers Charonne.


© Éditions Baleine, 1995