Le Poulpe - La Petite écuyère a cafté
le début
« Le Poulpe, ça ne s'attendrit pas.
Faut taper dessus à coups de marteau… »
Gérard
1
Faire gaffe. La nuit,
les rails se rejoignent. On dit qu'ils sont parallèles, un mythe, un vrai, il y
a des moments où, la fatigue aidant, on a vraiment l'impression qu'au bout du
faisceau des deux phares de l'autorail, ils se touchent et qu'en dessous, les
roues vont riper, se chevaucher et que ça va être une vraie catastrophe.
Chaque fois qu'il
conduisait le 89931, Charles Dutoît pensait toujours la même chose, avait
toujours les mêmes impressions. La nuit, tout est possible. Il tenait ça de
tous ces livres de terreur qu'il avait dévorés pendant sa jeunesse. La nuit,
les maisons bougent, les yeux deviennent rouges, les gens hurlent en crachant
des fleuves de sang, le diable en sabots rôde le long des falaises, quand ce
n'est pas la mort avec sa faux brillante de sang caillé. La nuit, les vaches
dansent la carmagnole, les rails des trains se tordent et font des nœuds en
grinçant.
Cette vacherie
d'automoteur 89931. Départ Rouen 22 h 4, arrivée à Dieppe à
22 h 43. Le dernier. Si on le loupe, faut dormir à Rouen, tenter de
ne pas rêver à Jeanne d'Arc, qui crame en geignant, avec Gilles de Rais
pleurant comme un veau au pied du bûcher et se consumant pour elle.
Le train venait juste
de dépasser la gare d'Auffay. Charles vérifia le compteur. 90, c'était bon.
Limite. Au-dessus, derrière, ça secoue. Il n'avait pas l'impression de conduire
un troupeau à roulettes comme pour le 87083, qui est invariablement toujours
plein, tous ceux qui bossent à Rouen et qui regagnent leurs cagnas du côté de
Clères. Non, le samedi soir, c'est direct Dieppe, peu de pékins se prélassent
derrière lui, tentent de repérer quelques lumières filantes au-dehors, relisent
le journal du matin, terminent les mots croisés. Il doit y en avoir un ou deux
qui roupillent à mort. Qui finissent bravement un samedi de bibine et qui vont
le dimanche à Dieppe pour terminer magnifiquement le ouiquende en se saoulant
la gueule dans les rades du port. Comme dans la chanson de Brel. Amsterdam,
avec le marin qui pisse sur les étoiles.
Charles Dutoît pensa
que c'était le premier samedi du mois et que, vers minuit, sur Canal Plus, il y
aurait le porno mensuel, qu'il regarderait une fois de plus si jamais Françoise
acceptait d'aller se coucher, en lui disant comme à chaque fois qu'il ne peut
pas dormir et qu'il va regarder la télé pour s'abrutir. Et, alors, comme
d'habitude, il serait vite saoulé par toutes ces gymnastiques et éteindrait le
poste en pensant que c'est pas croyable que des gens puissent faire ça devant
des autres avec autant de naturel.
La voie tournait
beaucoup dans la vallée juste avant Offran-Ville. Il essaya d'imaginer les
vaches couchées dans les prés et qui entendaient le train sans le voir, un
grondement dans la nuit. Est-ce que les vaches pensaient à l'enfer, elles
aussi ? Et c'était quoi l'enfer pour une vache ? Travailler à
Hippopotamus ?
Un coup de sirène. Un
passage non protégé. Tant pis pour ceux qui dormaient déjà. La grande courbe de
droite. De jour, on voyait, derrière la haie de saules, la jolie ferme à
colombages des Marineux. Charles avait été à l'école avec le Pierre qui
déclarait que jamais il ne serait paysan, plutôt crever, toute une vie dans la
bouse c'est pas humain, et lui, il disait en écho qu'il ne resterait jamais
dans ce coin pourri où il pleut tout le temps, où les champignons poussent
jusque dans les godasses, où les grosses limaces orange servent de paillasson.
Résultat des courses, trente ans après, le Dutoît conduit le dur sur la ligne
qui passe tout près de la ferme du Marineux qui a trente-cinq vaches.
Charles eut un
haut-le-cœur. Le sang, en une demi-seconde, quitta entièrement sa tête, sa
poitrine et ses bras. Sa main se mit à trembler, loupant les manettes de frein.
Les chiens de l'enfer. Il venait de voir, d'entrevoir, un éclair, dans le blanc
cru des phares, juste après une courbe à droite un peu serrée, deux personnes
sur la voie qui le regardaient les yeux grands ouverts en hurlant et puis il
les a senties disparaître sous lui comme s'il les avalait lui-même. Et puis le
choc. Mou. Charles freina d'urgence, bloquant les tampons. Tant pis pour ceux
qui roupillaient derrière, ils allaient changer de place en deux secondes, tant
pis pour les valoches qui devaient valser. Merde, merde, merde, c'est pas vrai,
hurla Charles, dont les bras se mirent à trembler convulsivement.
Les deux wagons de
l'autorail mirent cent mètres et dix secondes pour s'arrêter. Sans respirer,
tout était bloqué en lui, c'était comme s'il avait en même temps actionné aussi
un frein puissant à l'intérieur de lui-même, Charles avait baissé la vitre de
la portière gauche et avait regardé, pendant cet interminable infini de temps,
les étincelles, à chaque boggie, éclairer le ballast.
La rame s'arrêta
enfin. Charles sauta sur la voie, une lampe torche à la main, tout était très
sombre, les lumières des deux wagons jetaient un peu de jaune sur les bords des
voies, il eut le temps de se dire que la nuit normande lui avait joué un tour
de plus, un truc de sorcière. Il passa devant la motrice et aperçut, un peu en
dessous, les traces brillantes de deux traînées de sang.
Il eut soudain très
chaud à la tête, comme une fièvre, se dit merde et remerde et putain de merde
comme si c'était une prière au diable, et longea sans respirer, en boitillant,
les wagons où les gens semblaient tous se relever d'une chute, d'une pagaille.
Ça gueulait, ça regardait aux fenêtres, un enfant hurlait. Bordel, c'est sur
moi que ça tombe, il eut encore le temps de se dire, vite il faut faire quelque
chose, prévenir les pompiers et la gare de Dieppe. Charles entendit derrière
lui le chef de train qui l'appelait mais il ne pouvait pas s'arrêter, il
marchait dans la nuit comme un automate.
Il trouva vite les
deux corps écharpés, en bouillie, en morceaux, il ne compta pas, il éclata en
sanglots.
Et puis, s'avançant
un peu plus loin entre les rails, restant sourd aux appels derrière lui, comme
s'il avait une fanfare désaccordée dans la tête, Charles vit alors, dans le
faisceau un peu glauque de sa lampe, les deux mains attachées par des menottes
au rail. L'une était coupée écrasée net et l'autre avait un avant-bras. Avant
de s'évanouir, Charles eut le temps de se redire une fois de plus qu'il fallait
que ça tombe sur lui, merde.
— Je
parie qu'il est en train de lire le truc sur le suicide sous le train !
beugla Gérard en s'essuyant les mains au torchon. Je parie vingt balles.
— Tenu !
répliqua un petit gros en costard qui s'arracha du zinc et s'avança vers la
table.
Prudemment, il se
glissa derrière Gabriel et lut, par-dessus son épaule, l'article du Parisien
étalé sur la table et coincé, en haut à droite par une tasse à café et à gauche
par une soucoupe constellée de miettes de croissants.
— Menottés
aux rails ! il cria en lisant le gros titre, d'assez loin.
— Fous-moi
la paix… marmonna Gabriel en s'agitant sur sa chaise.
Le petit gros venait
de perdre vingt francs. Sans rechigner, il revint au bar, claqua deux pièces de
dix sur le zinc et finit son pastis. Gérard, l'air triomphant, prit les jaunets
et les jeta dans la boîte à pourboires, avec la maestria d'un vrai basketteur
de comptoir.
— Pour
le personnel !
— Je
me suis fait avoir, soupira le petit gros. Mais ça aurait pu être l'article sur
la fusillade de Montmagny. Ils ont quand même dessoudé trois types au
fusil-mitrailleur. C'est quand même pas tous les jours qu'on voit ça.
— Ouais,
mais c'est pas saignant. Gabriel il aime quand y a du raisiné partout. Et là,
il est gâté. Sur plus de cent mètres, ils ont repeint la voie, les deux petits
jeunes… Et ils risquaient pas de se sauver ! Ils s'étaient attachés avec
des menottes, les menottes attachées à des antivols, les antivols passés autour
des rails. Et on a retrouvé, enfin on, les toubibs de l'autopsie, ils ont
retrouvé les clefs des cadenas et des menottes dans l'estomac du type et de la
fille. Ça, c'est du suicide, c'est pas comme les pilules, où on se flingue en
attendant l'ambulance… Quand on veut vraiment se bousiller, on met le paquet,
honneur aux braves !
Gérard pérorait,
comme à son habitude. Il régnait sur son bar-restaurant comme Théodora sur
Byzance. II servait, en salle comme au comptoir, tenait le crachoir et la
caisse, veillait sur son petit monde, accueillait les nouveaux, respectait les
anciens, et s'occupait de la santé morale et physique des habitués.
Dont Gabriel, qui,
chaque matin depuis le début du monde, venait prendre son double express et ses
trois tartines à la même table. Aujourd'hui serait un jour spécial, s'était
même dit Gérard quand l'autre lui avait demandé des croissants. Et Gabriel
passait invariablement trois quarts d'heure à lire le journal et les faits
divers. Là-dessus s'enclenchait toujours une âpre discussion sur la portée de
ces événements macabres, l'un traitant l'autre d'abruti qui n'y connaissait
rien et l'autre assenant à l'un ce qu'il était trop con pour ne pas avoir lu
entre les lignes. Pour Gérard, ces tranches de malheur étaient le signe de la
connerie des gens, pour Gabriel c'était la preuve que le monde allait très mal.
Les clients, habitués ou non, assistant à ces joutes verbales, avaient la
délicieuse impression d'être au Palais-Bourbon, un jour de grand débat. Ils
comptaient les points et rigolaient souvent, ne prenant jamais partie, car l'un
était le patron de leur rade préféré et l'autre un type costaud de presque deux
mètres de haut et un rien ombrageux, avec des bras d'une longueur un peu
anormale.
— C'est
un vrai suicide, ça au moins, continua le patron du bistrot. Ils ont même
laissé une lettre. Alors, hein…
— Pourquoi
tu t'énerves ? lança Gabriel.
— Parce
que je te vois venir, si tu crois que je te vois pas venir avec tes airs par en
dessous…
— Mais
non, tu vois rien. Tu vois rien comme d'habitude. Et tu vois rien parce qu'il
n'y a rien à voir.
Gérard n'était pas du
genre à s'en laisser conter. Il savait, comme le militant de base qu'il n'avait
pourtant jamais été, changer habilement de sujet pour anesthésier l'adversaire.
Et, suprême habileté, en prenant à témoin quelqu'un d'autre. Là, c'est le petit
gros en costard qui reçut l'anathème.
— En
plus, ce journal, il chie dessus, mais il le dévore tous les matins… Gabriel,
c'est un cropophage.
— On
dit coprophage, quand on n'est pas un limonadier analphabète, répliqua Gabriel.
Pour couper court et
ne pas admettre sa défaite sémantique, Gérard se mit à gueuler comme une vache
folle, en direction des cuisines, appelant Vlad pour qu'il aille faire pisser
Léon, le clebs local, un de ces bergers allemands de café paranoïaque à force
d'être gentil le jour et féroce la nuit, un monstre pelé aux yeux légèrement
voilés par l'âge, qui se tenait sur son cul près de la table de Gabriel,
espérant le susucre interdit. Gabriel l'aimait quand même un peu, ce clébard, à
force de le voir planté comme un sphinx tous les matins, alors qu'il avait une
sainte horreur des chiens et des pigeons, les premiers beurrant
consciencieusement les trottoirs de son arrondissement et les seconds bouffant
les déjections des premiers. Il l'aimait bien, Léon, parce qu'il était comme
une potiche intégrée au mobilier de son rade favori, un café qui fonctionnait,
dans son appartement personnel, comme le salon ou la bibliothèque. La chambre,
c'était toujours celle d'un hôtel, jamais le même, en ce moment, c'était
l'hôtel des Taillandiers, dans la rue du même nom. Mais ce café où vociférait
Gérard, jamais Gabriel ne l'aurait trahi pour un de ces bars à tapas qui
fleurissaient dans les environs, pour une de ces pizzas à la graisse de noix,
encore moins pour ces bistrots tapageurs aux appellations plus ou moins
nocturnes qui ravageaient les pourtours de la Roquette.
Son bistrot, en plus,
avait un nom pas croyable, le blaze impossible pour donner un rendez-vous.
« Au Pied de Porc à la Sainte-Scolasse ». Recette célèbre d'une
petite ville de l'Orne d'où était, bien entendu, originaire, le patron. Et le
Tout-Paris, enfin, celui qui pensait que le pied de cochon valait bien,
question nirvana des papilles, la surfaite tête de veau, débarquait dans ce
resto qui ne payait pas de mine, pour déguster ce taj mahal en gelée. La
recette, dont certains ingrédients étaient tenus secrets par Gérard, était
affichée au mur, avec un historique genre Alain Decaux et ravissait les clients
dont une bonne moitié la recopiait en espérant faire aussi bien que le maître
des lieux. A midi, c'était plus que le coup de feu, ça sentait carrément la
cordite, tout le monde était sur le coup, Gérard, Vlad, et Maria, la bourgeoise
du patron, car les réticents à la papatte de cochon pouvaient quand même
déguster d'autres plats aussi antiques que succulents.
Mais Gérard refusait
de servir deux repas par jour en admettant qu'un pied en gelée à la sauce brune
(cognac et pruneaux) suffisait à faire travailler le foie pendant vingt-quatre
heures. Le matin et le soir, les lieux retournaient à leur fonction première,
celle de bistrot, de rade conforme à tous ceux du coin, de Charonne à
Ledru-Rollin, avec ses lampes orange, son papier peint marron clair à gros
motifs, ses douze kalanchoés sur les tables et une énorme photo murale de la
place de la Mairie de Sainte-Scolasse. Alors, fleurissaient, plantés dans la
sciure mélangée aux mégots, les habitués.
Et Gabriel, on
pouvait le voir là tous les matins, à peu près à la même heure, toujours à la
même table, près de la vitrine. Parfois, il disparaissait pendant des jours,
quelquefois des semaines, mais on avait des nouvelles, des cartes postales, il
voyageait, et n'avouait jamais ce qu'il pouvait bien foutre dans toutes ses
pérégrinations. Quand il revenait, les habitués, soulagés, voyaient sa grande
carcasse dégingandée traverser l'avenue Ledru-Rollin, avec ses bras trop longs
dont il ne savait pas quoi faire, et s'écriaient :
— Tiens !
Revoilà le Poulpe !
— Avec
deux bras de plus, rigolait Gérard, content de revoir ce client de plus de
vingt ans.
Vlad, grand échalas à
la tignasse hirsute, revint fissa de l'extérieur, Léon, vidé, à ses basques.
Sans un mot comme d'habitude. Sous le regard compatissant de Gérard qui avait
toujours l'impression d'être Clovis regardant passer Attila.
— Ce
mec-là, au Moyen Age, ça aurait pu être Dracula, dit le petit gros en costard.
— Dites
pas de conneries, en Roumanie, c'était un grand médecin. Et faut être un
intellectuel pour apprendre aussi vite à faire le pied de cochon…
— Il
était peut-être podologue, ou pédicure, avant…
— Allez,
tu paies ton coup et tu me lâches. J'ai pas envie de m'énerver, c'est lundi.
Les habitués
rigolèrent, c'était une façon de se mettre dans les bonnes grâces du patron. Et
puis se mirent à parler politique.
Gabriel n'écoutait
pas. Il lisait toujours le journal. Et revenait sans cesse à cette horrible
histoire de suicide. Un frisson parcourait son immense dos quand il se mettait
à imaginer la scène, celle où les deux ados s'attachaient aux rails et se
forçaient à avaler les clefs d'antivols. Fallait plus que du désespoir pour
être organisé pareillement. Fallait être sûr que l'Enfer était déjà sur terre.
Dans l'article, hors
le saignant habituel, il n'y avait pas beaucoup de renseignements sur l'origine
des gamins. Leur âge seulement, dix-sept et dix-neuf ans. Mais rien sur leur
famille, sur leur situation, ce qui faisait dire à Gabriel que ce devait être
des gosses normaux, issus de familles normales. Sinon on aurait eu droit au couplet
sur la misère, la drogue, le désœuvrement, le squat et tout le bordel. Mais là,
rien. Nib. Sinon qu'ils avaient laissé une lettre expliquant leur geste et que
ça suffisait pour les gendarmes. Une lettre émouvante, précisait le
correspondant.
Gabriel nota son nom,
comme ça, une manière de commencer le boulot. Parce qu'il savait que c'était
reparti pour un tour. A un rien, une lueur, une intuition, une petite voix
venue d'ailleurs, la voix sans doute de l'un des deux gamins éparpillés sur un
ballast de Haute-Normandie.
Gérard s'était
approché de Gabriel, le torchon à la main, jetant un coup d'œil par-dessus
l'épaule de son immense client.
— Faut
quand même être tordu du bulbe pour faire ça… Le coup des cadenas…
— Quand
on se jette sous un train, on se jette sous un train. Là, je trouve que ça fait
un peu western.
— Sauf
que Zorro n'est pas arrivé.
— Non,
répondit doucement Gabriel. Et même s'il était arrivé, Zorro, il lui aurait
fallu un sacré matériel, scies à métaux et pinces coupantes. Ça colle pas, ce truc.
Moi, je sens ça bizarre.
— Tu
vois le mal partout. T'as du Zola dans la tête. Du gorgonzola, même.
— Parce
que, pour toi, se flinguer, c'est normal ?
— On
est en république. Chacun fait ce qu'il veut.
— Ouais.
Et quand il veut pas, chacun, qu'est-ce qu'on fait ? On l'attache ?
— Ça
y est, ça recommence ! beugla Gérard qui se mit à astiquer férocement les
tables en formica, s'enfuyant vers les cuisines. On va y avoir droit au
couplet !
Maria, sa femme, une
Catalane reconvertie par amour dans les abats, déboula dans la salle avec son
caddie à trois roues rempli à ras bord.
— J'ai
du bar pas cher, elle déclara dans un silence respectueux.
Mais avant de foncer
en cuisine, elle fit un slalom entre les tables pour venir embrasser Gabriel
sur le front.
— Salut
Durutti, lui dit Gabriel sans lever la tête.
— CNT/FAI !
elle cria en fermant le poing.
— CNPF/RATP !
hurla Gérard de la cuisine. Grouille-toi, Maria, on est à la bourre ! J'ai
vingt pieds pour midi.
Gabriel s'étira sur
sa chaise et regarda les autres clients. Le petit gros en costard finissait son
102 pensivement, une jambe repliée derrière l'autre. C'était le comptable de la
boîte de location de matériel et costumes pour le cinéma et la télé de la rue
Basfroi. Au fond, assis sur la moleskine glissante, il y avait le
« professeur », qui carburait au muscadet et qui terminait depuis
quatre ans sa thèse sur un philosophe français, Malebranche. Avec un nom
pareil, vous allez scier votre carrière, avait finement émis Gérard. Il y avait
les deux types de la société d'informatique, juste à côté, qui venaient se
mac-intoxiquer au Martini, le marchand de bois au détail qui fonctionnait au
double express et les vendeurs de moquette en gros du carrefour Charonne qui
venaient souvent discuter bière avec Gabriel et qui le considéraient comme un
dieu tutélaire depuis qu'il leur avait dit que, lui, avait bu, en Suisse, de la
Schmillhaus, la bière la plus forte du monde. Ils étaient à peu près tous là,
plus un ou deux clients de passage, et Gabriel les observait. Mais son regard
les transperçait, car ses pensées étaient nonchalantes, nerveuses et émues à la
fois. Comme un léger manque. Comme à chaque fois qu'il allait repartir. C'était
une sensation qui lui procurait un certain plaisir, il allait bouger, il allait
exercer sa part sociale, et aussi une peur diffuse car il allait affronter la
brutalité générale du monde.
Il se leva, paya son
café et ses trois tartines. Gérard le regardait en coin. Il avait compris. Et
ne poserait pas de questions.
— A
bientôt, le Poulpe… Que saint Jambon te protège…
Gabriel lui sourit
plutôt comme une murène et sortit dans l'avenue Ledru-Rollin.
De l'autre côté de la
rue, une contractuelle mettait des prunes sur les pare-brise. Gabriel,
nonchalant, s'approcha d'elle, traversant l'avenue.
La femme l'aperçut,
blanchit, déchira la contravention et partit direct vers Charonne.
© Éditions
Baleine, 1995