vendredi 21 mars 2014









j’ai rencontré les producteurs de coca, la coca desconsommations traditionnelles et celle qui sera transformée en cocaïne. Je fais également partie d’une association, celle des “populations des montagnes du monde”,qui fédère des populations rurales cultivant des produits
déclarés illicites, coca, cannabis et pavot, et qui sont toutes situées dans des régions de montagne.
Le thème du travail, traité aujourd’hui, m’intéresse particulièrement. Rarement abordé en lien avec les drogues, il
y tient pourtant une place importante, en particulier lorsqu’il s’agit de stimulants. Il ne s’agit pas seulement
d’une question individuelle mais aussi parfois d’un élément de gestion du travail à des échelles beaucoup plus
Des traditions millénaires
La coca est cultivée aujourd’hui dans quatre pays
andins : Colombie, Pérou, Equateur, et Bolivie et accessoi-
rement au Chili. Dans plusieurs de ces pays, la feuille de
coca n’est absolument pas considérée comme une
drogue, mais comme un produit de consommation tradi-
tionnelle.
Tout le monde a entendu parler des civilisations préco-
lombiennes. Les Incas du XIV
e
et du XV
e
siècles sont les
plus connus, même si leur domination a été courte.
Cette domination fut le résultat de l’unification de mul-
tiples sociétés constituées sur le même modèle, et au sein
desquelles la coca a joué un rôle important sur plusieurs
millénaires. À Tihuanacu (V
e
-XI
e
siècle) par exemple, sur le
plateau bolivien, la coca était déjà largement utilisée,
comme on le voit sur des statuettes.
Géographiquement, la variation géographique et la diver-
sité des cultures sont grandes sur de petites distances,
des hautes montagnes à la mer. Les populations du
“haut” contrôlent celles du “bas”. Les centres politiques
sont situés dans les terres hautes, au-dessus de 3 500
mètres d’altitude, qui sont très ingrates pour les cultures,
et organisent la complémentarité entre ces régions extrê-
mement diverses, qui prend la forme d’un contrôle verti-
cal. Sous les glaciers se trouvent les pâturages, l’équiva-
lent de nos alpages, avec les lamas et la culture de la
pomme de terre ; plus bas, à un étage plus tempéré, le
maïs ; plus bas encore, dans les vallées sèches, la coca.
La coca comme marqueur
du
partage
...
Les Incas unifient les espaces de la Colombie au Chili, en
les intégrant et en les articulant entre eux. Sans conti-
nuité de territoires, ce réseau immense fonctionne en
archipel.
L’organisation de cette société est très hiérarchisée, très
complexe, et la coca est un élément important de convi-
vialité. On en a toujours sur soi quand on marche ; elle
s’échange entre paysans, est consommée comme une
offrande, c’est le marqueur du partage.
Avec les Incas, l’absence d’écriture rend difficile les
connaissances précises ; la coca était consommée par
l’élite, le clergé, l’armée et la noblesse incas ; on ignore si
l’ensemble de la population était concernée par son
usage. Ce qui est certain, c’est que la culture de la coca a
augmenté après la colonisation, tout en provoquant l’ef-
3
1
ASPECTS HISTORIQUES ET SOCIOLOGIQUES DE LA COCA
Jean Bourliaud
/
Institut national de la recherche agronomique (INRA)
Histoire
de la coca
dans
les pays andins
fondrement du système politique inca. Après la conquête,
toute la société évolue en fonction des intérêts espagnols,
obnubilés par l’extraction de l’argent et de l’or, qui réor-
ganisent l’espace du vice-royaume du Pérou (qui couvre
La Bolivie et le Pérou d’aujourd’hui) avec la création, à
4 000 mètres d’altitude, d’une nouvelle ville centrale pour
l’économie des métaux, Potosi (où l’or continue encore
aujourd’hui à être exploité).
...
et comme
soutien
dans le travail
La coca accompagne la mise en place de cette nouvelleéconomie malgré l’opposition de l’église qui, dans sa
volonté d’évangéliser les populations et d’extirper les idolâtries, se heurtée à la mastication de la coca, considérée
comme contraire aux principes. La consommation de lafeuille de coca autour de Potosi est d’ailleurs considé-
rable, le commerce de la coca y représentant près de lamoitié du commerce de l’argent. Si les cultures se modi-
fient, le blé, les ovins et les bovins étant introduits par lesEspagnols, la coca persiste et se développe.
Les vertus de la coca intéressent les explorateurs et lesmilitaires, mais seront décrites assez tard, au XIXe
siècle
(lire p. 5). La coca possède 13 alcaloïdes en plus de la cocaïne, qui confèrent à la feuille les différentes vertus
qu’on lui attribue : alimentaires, nutritives et médicinales. Si elle joue un rôle majeur dans les rituels des
Andes, la coca tient une place particulière chez les populations les plus pauvres, du fait de leurs conditions de
travail difficiles, en altitude.
Avec l’ONU, unmalentenduqui dure
La mise en place des conventions internationales va se heurter à cette consommation. Les expertises de l’ONU,
après la seconde guerre mondiale, vont accentuer le malentendu. En 1947, le Pérou demande au Conseil écono-
mique et social des Nations unies une étude sur les différents effets de la mastication de la feuille de coca. Une
commission d’enquête de l’ONU se rend sur place, en Bolivie et au Pérou, et conclut finalement que la consom-
mation de la feuille de coca peut être considérée comme une pratique addictive ; pour l’ONU, la mastication de la
coca est ainsi mise au même plan que la consommation
de drogue et donc interdite. Aujourd’hui, nous sommes
toujours pris dans cet amalgame.
En outre, il est difficile de séparer les cultures destinées
à la production de cocaïne et celles destinées à la
consommation traditionnelle de feuille de coca. Ce qui
induit une réponse radicale : il faut éliminer le produit,
éradiquer les cultures de coca. Les éléments culturels
mis en avant par les gouvernements bolivien et péruvien,
mais aussi par les premiers explorateurs, sont désormais
rejetés par la communauté internationale.
Enjeux
identitaires
Aujourd’hui, néanmoins, le regard sur la coca se modifie
lentement. Les changements politiques récents, en parti-
culier en Bolivie avec l’élection d’un président indigène,
Evo Moralès, renouvellent le débat, mais la feuille de coca
reste pour l’instant considérée comme une drogue, et il
est plus difficile en France de trouver de la feuille de coca
que de la cocaïne.
Avec Alain Labrousse, nous avons récemment organisé un
forum mondial des producteurs de cultures déclarées illi-
cites, considérés comme délinquants, pour mieux faire
comprendre les enjeux et les mouvements identitaires liés
à ces cultures.
JEAN BOURLIAUD
4
L’histoire de la cocaïne en Europe commence avec Jussieu
qui, le premier, introduit les plantes de coca de Bolivie en
France en 1750 après avoir constaté que les indiens en
faisaient un usage alimentaire. Placées dans l’herbier du
Muséum d’histoire naturelle du jardin des plantes,
Lamarck leur donne le nom d’Erythroxylon Coca (lam.) en
1786.
On a longtemps attribué l’introduction de la coca en
Bolivie et au Pérou aux Incas lors de leur conquête de ces
territoires. Il semblerait plutôt qu’ils aient découvert, à
cette occasion, la plante dans ces régions vers l’an 1000
avant JC et qu’ils la consommèrent dès lors comme les
autochtones.
Il faut attendre les années 1850 pour que plusieurs explo-
rateurs allemands, autrichiens (Karl Scherzer) et italiens
(le médecin Paolo Mantegazza) rapportent à nouveau des
plants de coca et en confient aux chimistes pour en isoler
les substances actives. En 1859, Wöhler, chef du labora-
toire de chimie de Göttingen, confie des plants ramenés
par Scherzer à un de ses brillants étudiants, Albert
Niemann, pour les analyser. Quelques semaines plus tard,
le jeune chercheur réussit à isoler l’alcaloïde et le
dénomme cocaïne (cela lui valut sa thèse de sciences en
1860 ; il meurt accidentellement en 1861). D’autres alca-
loïdes de la coca furent identifiés par les chimistes alle-
mands. À la même époque, d’autres observations sur cer-
tains effets de la plante passèrent totalement inaperçues.
Mantegazza
le précurseur
Cette même année 1859, l’explorateur Mantegazza publie
un livre à succès
“Sur les propriétés hygiéniques et médi-
cinale de la coca”
faisant l’éloge des feuilles de coca.
Mâchées, son usage permet aux indigènes de réaliser des
travaux très durs, et de s’abstenir de nourriture pendant
4 jours. Infusées, le thé (maté) de coca est bénéfique
pour l’estomac, facilite la digestion et peut atténuer cer-
taines douleurs. La coca est également efficace contre
les maux de dents et pour traiter certaines psychoses.
C’est un stimulant du cœur, plus énergique que le café.
L’auteur dit également que la consommation de coca peut
avoir des effets hallucinatoires à fortes doses et peut
engendrer une accoutumance. C’est à la suite de
Mantegazza que de nombreuses préparations à base de
coca font leur apparition dans toute l’Europe, mais leur
consommation reste limitée.
Sur le plan scientifique, rien ou presque ne se passe pen-
dant vingt-cinq ans. La synthèse chimique de la cocaïne
est possible depuis les travaux de Niemann et d’un autre
élève de Wöhler, Wilhelm Lossen, qui a repris les travaux
de Niemann après la mort de celui-ci et publie la formule
de la cocaïne. Aux États-Unis, des médecins et des phar-
maciens essayent de retrouver les effets décrits par les
explorateurs à partir de feuilles de coca qu’ils importent
du Pérou. Mais les feuilles de coca supportant très mal
plusieurs mois de transport et ayant perdu la plupart de
leurs propriétés, les publications concluent à l’ineffica-
cité de la coca et l’on se moque de ceux qui l’utilisent.
Freud,
apôtre de la cocaïne
1884 est une année charnière. À Vienne, Sigmund Freud,
âgé de 28 ans, est médecin à l’hôpital général. Fiancé à
Martha depuis deux ans, il désespère de faire la grande
découverte scientifique qui assurerait son avenir finan-
cier, et par-là son mariage avec Martha. Depuis 1877, il
5
1
ASPECTS HISTORIQUES ET SOCIOLOGIQUES DE LA COCA
Didier Jayle
/
Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)
Freud
,
Mariani
et
la publicité
,
où comment
la cocaïne
a conquis l’Europe

















Santé, réduction des risques et usages de drogues
N
o
58
/ 1
er
trimestre 2010
Aspects historiques et sociologiques
Géopolitique de la cocaïne
Neurobiologie de la cocaïne
La cocaïne au travail
Prévention et traitement
DROGUE ET TRAVAIL :
DE LA COCA
À LA COCAÏNE
Conservatoire national des arts et métiers
Actes de la journée thématique du 22 octobre 2009
Jean Bourliaud
/
Didier Jayle
/
Alain Labrousse
/
Jean-Michel Colombani
/
Jean-Pol Tassin
/
Agnès Cadet-Tairou, Jean-Michel Costes
/
Renaud Crespin
/
Astrid Fontaine
/
Djaouida Séhili
/
Laurent Karila, Michel Reynaud

ASPECTS HISTORIQUES ET SOCIOLOGIQUES DE LA COCA
Histoire de la coca dans les pays andins
/
3
Jean Bourliaud
Freud, Mariani et la publicité, où comment la cocaïne a conquis l’Europe
/
5
Didier Jayle
GÉOPOLITIQUE DE LA COCAÏNE
Géopolitique de l’offre de cocaïne
/
9
Alain Labrousse
Les routes de la cocaïne
/
12
Jean-Michel Colombani
NEUROBIOLOGIE DE LA COCAÏNE
Mécanismes d’action de la cocaïne sur le cerveau
/
14
Jean-Pol Tassin
LA COCAÏNE AU TRAVAIL
Usages de cocaïne en population socialement insérée en France
/
19
Agnès Cadet-Tairou
/
Jean-Michel Costes
L’expérience américaine de dépistage des drogues au travail
/
23
Renaud Crespin
Témoignages de travailleurs consommateurs de cocaïne
/
26
Astrid Fontaine
L’usage de drogues au service de l’exigence de la performance ?
/
30
Djaouida Séhili
PRÉVENTION ET TRAITEMENT
Les options pharmacologiques actuelles dans la dépendance à la cocaïne
/
34
Laurent Karila
/
Michel Reynaud

En tant qu’ingénieur à l’Institut national de la recherche
agronomique (INRA), j’ai été amené à travailler en France
mais aussi à l’étranger, notamment dans les Andes où
j’ai rencontré les producteurs de coca, la coca des
consommations traditionnelles et celle qui sera transfor-
mée en cocaïne. Je fais également partie d’une associa-
tion, celle des “populations des montagnes du monde”,
qui fédère des populations rurales cultivant des produits
déclarés illicites, coca, cannabis et pavot, et qui sont
toutes situées dans des régions de montagne.
Le thème du travail, traité aujourd’hui, m’intéresse parti-
culièrement. Rarement abordé en lien avec les drogues, il
y tient pourtant une place importante, en particulier lors-
qu’il s’agit de stimulants. Il ne s’agit pas seulement
d’une question individuelle mais aussi parfois d’un élé-
ment de gestion du travail à des échelles beaucoup plus
importantes.
Des
traditions
millénaires
La coca est cultivée aujourd’hui dans quatre pays
andins : Colombie, Pérou, Equateur, et Bolivie et accessoi-
rement au Chili. Dans plusieurs de ces pays, la feuille de
coca n’est absolument pas considérée comme une
drogue, mais comme un produit de consommation tradi-
tionnelle.
Tout le monde a entendu parler des civilisations préco-
lombiennes. Les Incas du XIV
e
et du XV
e
siècles sont les
plus connus, même si leur domination a été courte.
Cette domination fut le résultat de l’unification de mul-
tiples sociétés constituées sur le même modèle, et au sein
desquelles la coca a joué un rôle important sur plusieurs
millénaires. À Tihuanacu (V
e
-XI
e
siècle) par exemple, sur le
plateau bolivien, la coca était déjà largement utilisée,
comme on le voit sur des statuettes.
Géographiquement, la variation géographique et la diver-
sité des cultures sont grandes sur de petites distances,
des hautes montagnes à la mer. Les populations du
“haut” contrôlent celles du “bas”. Les centres politiques
sont situés dans les terres hautes, au-dessus de 3 500
mètres d’altitude, qui sont très ingrates pour les cultures,
et organisent la complémentarité entre ces régions extrê-
mement diverses, qui prend la forme d’un contrôle verti-
cal. Sous les glaciers se trouvent les pâturages, l’équiva-
lent de nos alpages, avec les lamas et la culture de la
pomme de terre ; plus bas, à un étage plus tempéré, le
maïs ; plus bas encore, dans les vallées sèches, la coca.
La coca comme marqueur
du
partage
...
Les Incas unifient les espaces de la Colombie au Chili, en
les intégrant et en les articulant entre eux. Sans conti-
nuité de territoires, ce réseau immense fonctionne en
archipel.
L’organisation de cette société est très hiérarchisée, très
complexe, et la coca est un élément important de convi-
vialité. On en a toujours sur soi quand on marche ; elle
s’échange entre paysans, est consommée comme une
offrande, c’est le marqueur du partage.
Avec les Incas, l’absence d’écriture rend difficile les
connaissances précises ; la coca était consommée par
l’élite, le clergé, l’armée et la noblesse incas ; on ignore si
l’ensemble de la population était concernée par son
usage. Ce qui est certain, c’est que la culture de la coca a
augmenté après la colonisation, tout en provoquant l’ef-
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1
ASPECTS HISTORIQUES ET SOCIOLOGIQUES DE LA COCA
Jean Bourliaud
/
Institut national de la recherche agronomique (INRA)
Histoire
de la coca
dans
les pays andins

fondrement du système politique inca. Après la conquête,
toute la société évolue en fonction des intérêts espagnols,
obnubilés par l’extraction de l’argent et de l’or, qui réor-
ganisent l’espace du vice-royaume du Pérou (qui couvre
La Bolivie et le Pérou d’aujourd’hui) avec la création, à
4 000 mètres d’altitude, d’une nouvelle ville centrale pour
l’économie des métaux, Potosi (où l’or continue encore
aujourd’hui à être exploité).
...
et comme
soutien
dans le travail
La coca accompagne la mise en place de cette nouvelle
économie malgré l’opposition de l’église qui, dans sa
volonté d’évangéliser les populations et d’extirper les ido-
lâtries, se heurtée à la mastication de la coca, considérée
comme contraire aux principes. La consommation de la
feuille de coca autour de Potosi est d’ailleurs considé-
rable, le commerce de la coca y représentant près de la
moitié du commerce de l’argent. Si les cultures se modi-
fient, le blé, les ovins et les bovins étant introduits par les
Espagnols, la coca persiste et se développe.
Les vertus de la coca intéressent les explorateurs et les
militaires, mais seront décrites assez tard, au XIX
e
siècle
(lire p. 5). La coca possède 13 alcaloïdes en plus de la
cocaïne, qui confèrent à la feuille les différentes vertus
qu’on lui attribue : alimentaires, nutritives et médici-
nales. Si elle joue un rôle majeur dans les rituels des
Andes, la coca tient une place particulière chez les popu-
lations les plus pauvres, du fait de leurs conditions de
travail difficiles, en altitude.
Avec l’ONU, un
malentendu
qui dure
La mise en place des conventions internationales va se
heurter à cette consommation. Les expertises de l’ONU,
après la seconde guerre mondiale, vont accentuer le mal-
entendu. En 1947, le Pérou demande au Conseil écono-
mique et social des Nations unies une étude sur les diffé-
rents effets de la mastication de la feuille de coca. Une
commission d’enquête de l’ONU se rend sur place, en
Bolivie et au Pérou, et conclut finalement que la consom-
mation de la feuille de coca peut être considérée comme
une pratique addictive ; pour l’ONU, la mastication de la
coca est ainsi mise au même plan que la consommation
de drogue et donc interdite. Aujourd’hui, nous sommes
toujours pris dans cet amalgame.
En outre, il est difficile de séparer les cultures destinées
à la production de cocaïne et celles destinées à la
consommation traditionnelle de feuille de coca. Ce qui
induit une réponse radicale : il faut éliminer le produit,
éradiquer les cultures de coca. Les éléments culturels
mis en avant par les gouvernements bolivien et péruvien,
mais aussi par les premiers explorateurs, sont désormais
rejetés par la communauté internationale.
Enjeux
identitaires
Aujourd’hui, néanmoins, le regard sur la coca se modifie
lentement. Les changements politiques récents, en parti-
culier en Bolivie avec l’élection d’un président indigène,
Evo Moralès, renouvellent le débat, mais la feuille de coca
reste pour l’instant considérée comme une drogue, et il
est plus difficile en France de trouver de la feuille de coca
que de la cocaïne.
Avec Alain Labrousse, nous avons récemment organisé un
forum mondial des producteurs de cultures déclarées illi-
cites, considérés comme délinquants, pour mieux faire
comprendre les enjeux et les mouvements identitaires liés
à ces cultures.
JEAN BOURLIAUD
4

L’histoire de la cocaïne en Europe commence avec Jussieu
qui, le premier, introduit les plantes de coca de Bolivie en
France en 1750 après avoir constaté que les indiens en
faisaient un usage alimentaire. Placées dans l’herbier du
Muséum d’histoire naturelle du jardin des plantes,
Lamarck leur donne le nom d’Erythroxylon Coca (lam.) en
1786.
On a longtemps attribué l’introduction de la coca en
Bolivie et au Pérou aux Incas lors de leur conquête de ces
territoires. Il semblerait plutôt qu’ils aient découvert, à
cette occasion, la plante dans ces régions vers l’an 1000
avant JC et qu’ils la consommèrent dès lors comme les
autochtones.
Il faut attendre les années 1850 pour que plusieurs explo-
rateurs allemands, autrichiens (Karl Scherzer) et italiens
(le médecin Paolo Mantegazza) rapportent à nouveau des
plants de coca et en confient aux chimistes pour en isoler
les substances actives. En 1859, Wöhler, chef du labora-
toire de chimie de Göttingen, confie des plants ramenés
par Scherzer à un de ses brillants étudiants, Albert
Niemann, pour les analyser. Quelques semaines plus tard,
le jeune chercheur réussit à isoler l’alcaloïde et le
dénomme cocaïne (cela lui valut sa thèse de sciences en
1860 ; il meurt accidentellement en 1861). D’autres alca-
loïdes de la coca furent identifiés par les chimistes alle-
mands. À la même époque, d’autres observations sur cer-
tains effets de la plante passèrent totalement inaperçues.
Mantegazza
le précurseur
Cette même année 1859, l’explorateur Mantegazza publie
un livre à succès
“Sur les propriétés hygiéniques et médi-
cinale de la coca”
faisant l’éloge des feuilles de coca.
Mâchées, son usage permet aux indigènes de réaliser des
travaux très durs, et de s’abstenir de nourriture pendant
4 jours. Infusées, le thé (maté) de coca est bénéfique
pour l’estomac, facilite la digestion et peut atténuer cer-
taines douleurs. La coca est également efficace contre
les maux de dents et pour traiter certaines psychoses.
C’est un stimulant du cœur, plus énergique que le café.
L’auteur dit également que la consommation de coca peut
avoir des effets hallucinatoires à fortes doses et peut
engendrer une accoutumance. C’est à la suite de
Mantegazza que de nombreuses préparations à base de
coca font leur apparition dans toute l’Europe, mais leur
consommation reste limitée.
Sur le plan scientifique, rien ou presque ne se passe pen-
dant vingt-cinq ans. La synthèse chimique de la cocaïne
est possible depuis les travaux de Niemann et d’un autre
élève de Wöhler, Wilhelm Lossen, qui a repris les travaux
de Niemann après la mort de celui-ci et publie la formule
de la cocaïne. Aux États-Unis, des médecins et des phar-
maciens essayent de retrouver les effets décrits par les
explorateurs à partir de feuilles de coca qu’ils importent
du Pérou. Mais les feuilles de coca supportant très mal
plusieurs mois de transport et ayant perdu la plupart de
leurs propriétés, les publications concluent à l’ineffica-
cité de la coca et l’on se moque de ceux qui l’utilisent.
Freud,
apôtre de la cocaïne
1884 est une année charnière. À Vienne, Sigmund Freud,
âgé de 28 ans, est médecin à l’hôpital général. Fiancé à
Martha depuis deux ans, il désespère de faire la grande
découverte scientifique qui assurerait son avenir finan-
cier, et par-là son mariage avec Martha. Depuis 1877, il
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ASPECTS HISTORIQUES ET SOCIOLOGIQUES DE LA COCA
Didier Jayle
/
Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)
Freud
,
Mariani
et
la publicité
,
où comment
la cocaïne
a conquis l’Europe
















Santé, réduction des risques et usages de drogues
N
o
58
/ 1
er
trimestre 2010
Aspects historiques et sociologiques
Géopolitique de la cocaïne
Neurobiologie de la cocaïne
La cocaïne au travail
Prévention et traitement
DROGUE ET TRAVAIL :
DE LA COCA
À LA COCAÏNE
Conservatoire national des arts et métiers
Actes de la journée thématique du 22 octobre 2009
Jean Bourliaud
/
Didier Jayle
/
Alain Labrousse
/
Jean-Michel Colombani
/
Jean-Pol Tassin
/
Agnès Cadet-Tairou, Jean-Michel Costes
/
Renaud Crespin
/
Astrid Fontaine
/
Djaouida Séhili
/
Laurent Karila, Michel Reynaud

ASPECTS HISTORIQUES ET SOCIOLOGIQUES DE LA COCA
Histoire de la coca dans les pays andins
/
3
Jean Bourliaud
Freud, Mariani et la publicité, où comment la cocaïne a conquis l’Europe
/
5
Didier Jayle
GÉOPOLITIQUE DE LA COCAÏNE
Géopolitique de l’offre de cocaïne
/
9
Alain Labrousse
Les routes de la cocaïne
/
12
Jean-Michel Colombani
NEUROBIOLOGIE DE LA COCAÏNE
Mécanismes d’action de la cocaïne sur le cerveau
/
14
Jean-Pol Tassin
LA COCAÏNE AU TRAVAIL
Usages de cocaïne en population socialement insérée en France
/
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Agnès Cadet-Tairou
/
Jean-Michel Costes
L’expérience américaine de dépistage des drogues au travail
/
23
Renaud Crespin
Témoignages de travailleurs consommateurs de cocaïne
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Astrid Fontaine
L’usage de drogues au service de l’exigence de la performance ?
/
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Djaouida Séhili
PRÉVENTION ET TRAITEMENT
Les options pharmacologiques actuelles dans la dépendance à la cocaïne
/
34
Laurent Karila
/
Michel Reynaud

En tant qu’ingénieur à l’Institut national de la recherche
agronomique (INRA), j’ai été amené à travailler en France
mais aussi à l’étranger, notamment dans les Andes où
j’ai rencontré les producteurs de coca, la coca des
consommations traditionnelles et celle qui sera transfor-
mée en cocaïne. Je fais également partie d’une associa-
tion, celle des “populations des montagnes du monde”,
qui fédère des populations rurales cultivant des produits
déclarés illicites, coca, cannabis et pavot, et qui sont
toutes situées dans des régions de montagne.
Le thème du travail, traité aujourd’hui, m’intéresse parti-
culièrement. Rarement abordé en lien avec les drogues, il
y tient pourtant une place importante, en particulier lors-
qu’il s’agit de stimulants. Il ne s’agit pas seulement
d’une question individuelle mais aussi parfois d’un élé-
ment de gestion du travail à des échelles beaucoup plus
importantes.
Des
traditions
millénaires
La coca est cultivée aujourd’hui dans quatre pays
andins : Colombie, Pérou, Equateur, et Bolivie et accessoi-
rement au Chili. Dans plusieurs de ces pays, la feuille de
coca n’est absolument pas considérée comme une
drogue, mais comme un produit de consommation tradi-
tionnelle.
Tout le monde a entendu parler des civilisations préco-
lombiennes. Les Incas du XIV
e
et du XV
e
siècles sont les
plus connus, même si leur domination a été courte.
Cette domination fut le résultat de l’unification de mul-
tiples sociétés constituées sur le même modèle, et au sein
desquelles la coca a joué un rôle important sur plusieurs
millénaires. À Tihuanacu (V
e
-XI
e
siècle) par exemple, sur le
plateau bolivien, la coca était déjà largement utilisée,
comme on le voit sur des statuettes.
Géographiquement, la variation géographique et la diver-
sité des cultures sont grandes sur de petites distances,
des hautes montagnes à la mer. Les populations du
“haut” contrôlent celles du “bas”. Les centres politiques
sont situés dans les terres hautes, au-dessus de 3 500
mètres d’altitude, qui sont très ingrates pour les cultures,
et organisent la complémentarité entre ces régions extrê-
mement diverses, qui prend la forme d’un contrôle verti-
cal. Sous les glaciers se trouvent les pâturages, l’équiva-
lent de nos alpages, avec les lamas et la culture de la
pomme de terre ; plus bas, à un étage plus tempéré, le
maïs ; plus bas encore, dans les vallées sèches, la coca.
La coca comme marqueur
du
partage
...
Les Incas unifient les espaces de la Colombie au Chili, en
les intégrant et en les articulant entre eux. Sans conti-
nuité de territoires, ce réseau immense fonctionne en
archipel.
L’organisation de cette société est très hiérarchisée, très
complexe, et la coca est un élément important de convi-
vialité. On en a toujours sur soi quand on marche ; elle
s’échange entre paysans, est consommée comme une
offrande, c’est le marqueur du partage.
Avec les Incas, l’absence d’écriture rend difficile les
connaissances précises ; la coca était consommée par
l’élite, le clergé, l’armée et la noblesse incas ; on ignore si
l’ensemble de la population était concernée par son
usage. Ce qui est certain, c’est que la culture de la coca a
augmenté après la colonisation, tout en provoquant l’ef-
3
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ASPECTS HISTORIQUES ET SOCIOLOGIQUES DE LA COCA
Jean Bourliaud
/
Institut national de la recherche agronomique (INRA)
Histoire
de la coca
dans
les pays andins

fondrement du système politique inca. Après la conquête,
toute la société évolue en fonction des intérêts espagnols,
obnubilés par l’extraction de l’argent et de l’or, qui réor-
ganisent l’espace du vice-royaume du Pérou (qui couvre
La Bolivie et le Pérou d’aujourd’hui) avec la création, à
4 000 mètres d’altitude, d’une nouvelle ville centrale pour
l’économie des métaux, Potosi (où l’or continue encore
aujourd’hui à être exploité).
...
et comme
soutien
dans le travail
La coca accompagne la mise en place de cette nouvelle
économie malgré l’opposition de l’église qui, dans sa
volonté d’évangéliser les populations et d’extirper les ido-
lâtries, se heurtée à la mastication de la coca, considérée
comme contraire aux principes. La consommation de la
feuille de coca autour de Potosi est d’ailleurs considé-
rable, le commerce de la coca y représentant près de la
moitié du commerce de l’argent. Si les cultures se modi-
fient, le blé, les ovins et les bovins étant introduits par les
Espagnols, la coca persiste et se développe.
Les vertus de la coca intéressent les explorateurs et les
militaires, mais seront décrites assez tard, au XIX
e
siècle
(lire p. 5). La coca possède 13 alcaloïdes en plus de la
cocaïne, qui confèrent à la feuille les différentes vertus
qu’on lui attribue : alimentaires, nutritives et médici-
nales. Si elle joue un rôle majeur dans les rituels des
Andes, la coca tient une place particulière chez les popu-
lations les plus pauvres, du fait de leurs conditions de
travail difficiles, en altitude.
Avec l’ONU, un
malentendu
qui dure
La mise en place des conventions internationales va se
heurter à cette consommation. Les expertises de l’ONU,
après la seconde guerre mondiale, vont accentuer le mal-
entendu. En 1947, le Pérou demande au Conseil écono-
mique et social des Nations unies une étude sur les diffé-
rents effets de la mastication de la feuille de coca. Une
commission d’enquête de l’ONU se rend sur place, en
Bolivie et au Pérou, et conclut finalement que la consom-
mation de la feuille de coca peut être considérée comme
une pratique addictive ; pour l’ONU, la mastication de la
coca est ainsi mise au même plan que la consommation
de drogue et donc interdite. Aujourd’hui, nous sommes
toujours pris dans cet amalgame.
En outre, il est difficile de séparer les cultures destinées
à la production de cocaïne et celles destinées à la
consommation traditionnelle de feuille de coca. Ce qui
induit une réponse radicale : il faut éliminer le produit,
éradiquer les cultures de coca. Les éléments culturels
mis en avant par les gouvernements bolivien et péruvien,
mais aussi par les premiers explorateurs, sont désormais
rejetés par la communauté internationale.
Enjeux
identitaires
Aujourd’hui, néanmoins, le regard sur la coca se modifie
lentement. Les changements politiques récents, en parti-
culier en Bolivie avec l’élection d’un président indigène,
Evo Moralès, renouvellent le débat, mais la feuille de coca
reste pour l’instant considérée comme une drogue, et il
est plus difficile en France de trouver de la feuille de coca
que de la cocaïne.
Avec Alain Labrousse, nous avons récemment organisé un
forum mondial des producteurs de cultures déclarées illi-
cites, considérés comme délinquants, pour mieux faire
comprendre les enjeux et les mouvements identitaires liés
à ces cultures.
JEAN BOURLIAUD
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L’histoire de la cocaïne en Europe commence avec Jussieu
qui, le premier, introduit les plantes de coca de Bolivie en
France en 1750 après avoir constaté que les indiens en
faisaient un usage alimentaire. Placées dans l’herbier du
Muséum d’histoire naturelle du jardin des plantes,
Lamarck leur donne le nom d’Erythroxylon Coca (lam.) en
1786.
On a longtemps attribué l’introduction de la coca en
Bolivie et au Pérou aux Incas lors de leur conquête de ces
territoires. Il semblerait plutôt qu’ils aient découvert, à
cette occasion, la plante dans ces régions vers l’an 1000
avant JC et qu’ils la consommèrent dès lors comme les
autochtones.
Il faut attendre les années 1850 pour que plusieurs explo-
rateurs allemands, autrichiens (Karl Scherzer) et italiens
(le médecin Paolo Mantegazza) rapportent à nouveau des
plants de coca et en confient aux chimistes pour en isoler
les substances actives. En 1859, Wöhler, chef du labora-
toire de chimie de Göttingen, confie des plants ramenés
par Scherzer à un de ses brillants étudiants, Albert
Niemann, pour les analyser. Quelques semaines plus tard,
le jeune chercheur réussit à isoler l’alcaloïde et le
dénomme cocaïne (cela lui valut sa thèse de sciences en
1860 ; il meurt accidentellement en 1861). D’autres alca-
loïdes de la coca furent identifiés par les chimistes alle-
mands. À la même époque, d’autres observations sur cer-
tains effets de la plante passèrent totalement inaperçues.
Mantegazza
le précurseur
Cette même année 1859, l’explorateur Mantegazza publie
un livre à succès
“Sur les propriétés hygiéniques et médi-
cinale de la coca”
faisant l’éloge des feuilles de coca.
Mâchées, son usage permet aux indigènes de réaliser des
travaux très durs, et de s’abstenir de nourriture pendant
4 jours. Infusées, le thé (maté) de coca est bénéfique
pour l’estomac, facilite la digestion et peut atténuer cer-
taines douleurs. La coca est également efficace contre
les maux de dents et pour traiter certaines psychoses.
C’est un stimulant du cœur, plus énergique que le café.
L’auteur dit également que la consommation de coca peut
avoir des effets hallucinatoires à fortes doses et peut
engendrer une accoutumance. C’est à la suite de
Mantegazza que de nombreuses préparations à base de
coca font leur apparition dans toute l’Europe, mais leur
consommation reste limitée.
Sur le plan scientifique, rien ou presque ne se passe pen-
dant vingt-cinq ans. La synthèse chimique de la cocaïne
est possible depuis les travaux de Niemann et d’un autre
élève de Wöhler, Wilhelm Lossen, qui a repris les travaux
de Niemann après la mort de celui-ci et publie la formule
de la cocaïne. Aux États-Unis, des médecins et des phar-
maciens essayent de retrouver les effets décrits par les
explorateurs à partir de feuilles de coca qu’ils importent
du Pérou. Mais les feuilles de coca supportant très mal
plusieurs mois de transport et ayant perdu la plupart de
leurs propriétés, les publications concluent à l’ineffica-
cité de la coca et l’on se moque de ceux qui l’utilisent.
Freud,
apôtre de la cocaïne
1884 est une année charnière. À Vienne, Sigmund Freud,
âgé de 28 ans, est médecin à l’hôpital général. Fiancé à
Martha depuis deux ans, il désespère de faire la grande
découverte scientifique qui assurerait son avenir finan-
cier, et par-là son mariage avec Martha. Depuis 1877, il
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ASPECTS HISTORIQUES ET SOCIOLOGIQUES DE LA COCA
Didier Jayle
/
Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)
Freud
,
Mariani
et
la publicité
,
où comment
la cocaïne
a conquis l’Europe